Le recadrage public du chef d’état-major des armées le 14 juillet risque de laisser des traces durables chez les militaires. D’autant que la question budgétaire est loin d’être réglée par la hausse du budget défense prévue en 2018.
Les premiers pas de chef des armées étaient pourtant réussis. En remontant les Champs-Élysées dans un véhicule militaire le jour de son entrée en fonction, en rendant immédiatement visite aux soldats français de l’opération Barkhane, en visitant de longues heures les stands de l’armée et des industriels de défense du salon du Bourget, en embarquant dans un sous-marin lanceur d’engin, force photos martiales à la clé, en martelant qu’il tiendrait l’objectif d’un budget de 50 milliards d’euros en 2025 (32,7 milliards aujourd’hui), Emmanuel Macron avait signifié aux armées qu’il entendait bien faire de la défense une priorité stratégique et financière. "Je juge que cet effort est indispensable, mieux, qu’il est urgent. Nous ne pouvons pas attendre", assurait ainsi le candidat Macron dans son discours défense du 18 mars.
Et puis, ce 13 juillet au soir dans les jardins de l’hôtel de Brienne, le bel édifice s’effondre. Dans un discours qui a provoqué un profond sentiment de malaise dans l’assistance, Emmanuel Macron ne se contente pas de confirmer la coupe de 850 millions d’euros dans le budget militaire 2017 décidée par Bercy. Il en profite aussi pour dézinguer le chef d’état-major des armées Pierre de Villiers, dont le rugueux discours auprès de la commission de défense de l’Assemblée nationale avait fuité la veille dans la Tribune et Challenges. "Je considère qu'il n'est pas digne d’étaler certains débats sur la place publique", assène-t-il. J'ai pris des engagements. Je suis votre chef. Les engagements que je prends devant nos concitoyens et devant les armées, je sais les tenir. Et je n’ai à cet égard besoin de nulle pression et de nul commentaire."
La majorité LRM se fendille
Résultat: un chef d’état-major dont on ne sait pas s’il poursuivra sa mission alors que la France est en guerre sur plusieurs fronts, des militaires durablement braqués, et des premières failles dans la majorité LRM, avec les critiques publiques du président de la commission de défense de l’Assemblée Jean-Jacques Bridey et des députés Gwendal Rouillard et Jean-Charles Larsonneur. En clair, la sortie présidentielle ressemble bien à une faute politique, après des premiers pas régaliens réussis, aussi bien sur la défense que sur la diplomatie.
Pourquoi? Parce qu'à l’évidence, ce soufflet public à destination du CEMA n’était pas nécessaire. Pierre de Villiers n’a pas enfreint le devoir de réserve: il était auditionné à huis clos devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale, et n’a fait que répéter, certes de façon un peu rugueuse, le discours qu’il tient depuis des années. La presse a fait son travail en dévoilant une partie du contenu de cette audition, sachant que le compte-rendu final des discussions sera, comme toujours, abondamment caviardé. On ne parle pas là de données sensibles liées au secret défense, mais bien d’un débat sur le budget des armées. On voit mal pourquoi il serait "indigne" de le porter sur la place publique. La colère présidentielle sur les industriels de défense, qui s'est fait jour dans une interview au JDD, laisse aussi circonspect: ils ont le droit de donner leur avis, tout comme le gouvernement a le droit de leur dire non.
50 milliards, coût du modèle d'armée
Au-delà de faire porter 20% de l’effort d’économies du gouvernement sur un ministère des armées pourtant défini comme prioritaire, la manière interroge également. Pour beaucoup de militaires, la sortie présidentielle a sonné comme une sorte d’engueulade paternaliste adressée à un enfant jugé trop turbulent. Or le budget de la défense n’est pas un cadeau fait aux militaires: c’est le prix à payer pour le modèle d’armée défini par le dernier Livre Blanc sur la défense. De même, l’objectif de 2% du PIB en 2025, ou 50 milliards d’euros pour les armées, n’est pas un mantra sorti de nulle part. C’est l’estimation, qui vaut ce qu’elle vaut, du coût d’une armée qui conserve ce modèle complet: une force de dissuasion crédible, une capacité à entrer en premier sur un théâtre d’opérations, des équipements au niveau, des effectifs bien entraînés en nombre suffisant.
Réduire le différend entre le chef des armées et le chef d’état-major à une simple querelle de chiffres, voire d’egos, revient à occulter l’essentiel. L’armée française arrive aujourd’hui au bout de ses forces, entre des engagements extérieurs qui dépassent allègrement le "contrat opérationnel" fixé par le Livre blanc, une opération Sentinelle qui épuise les forces, et le fait que les derniers arbitrages de François Hollande en conseil de défense, dont le coût est estimé à 2,2 milliards d’euros en 2018 et 2019, ne sont pas financés. Les soldats français qui rôtissent par 50 degrés dans des blindés VAB hors d’âge au Mali, et qui cumulent plus de 250 jours d’engagement par an loin de leur garnison et de leurs familles, doivent rire jaune quand ils entendent le terme "effort" seriné sur tous les tons par l’exécutif. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la colère de Pierre de Villiers face aux députés.
Bricolage de Bercy
Sur le fond de l’affaire, faire payer aux armées le surcoût des opérations extérieures (1,3 milliard d’euros, dont 450 millions seulement budgétés en loi de finances) n’est pas seulement contraire à la loi de programmation militaire 2014-2019, dont l’article 4 prévoit explicitement un financement interministériel. Le choix est aussi contestable au plan politique: c’est bien l’exécutif qui envoie les forces en opérations. Il doit donc en accepter le prix: en cas de conflit majeur nécessitant une projection massive de troupes (Europe de l’Est, Moyen-Orient…), pour un coût de 2 ou 3 milliards d’euros, imagine-t-on une ponction équivalente sur le budget équipements de l’armée la même année? Le fait même de poser la question donne la réponse.
Intégrer les surcoûts OPEX dans le budget des armées, comme le préconise la Cour des comptes, est évidemment une piste à étudier. Mais il faudrait organiser cette réforme majeure de façon sérieuse, en débloquant le budget nécessaire dès la loi de finances initiales. L’inverse de la démarche adoptée par Bercy, un bricolage en milieu d’année qui contredit la LPM actuelle et aboutit à des coupes sur le programme 146 du Budget (équipements). Cette improvisation laisse penser que ce choix n’est pas dicté par une stratégie réfléchie, mais bien par un de ces coups de rabot qu’affectionnent les grands argentiers de Bercy.
Une hausse du budget 2018 à relativiser
L’augmentation du budget de défense à 34,2 milliards d’euros annoncée par Emmanuel Macron pour 2018 est certes un signal positif. Mais ce budget devra probablement honorer les 850 millions d’euros de commandes reportées cette année… ce qui pourrait déjà diviser par deux l’effort de 1,5 milliard d’euros revendiqué par l’Élysée. Il faudra aussi s’assurer que les crédits gelés sur le budget 2017 seront bien libérés à temps pour être utilisés, sauf à continuer de repousser inexorablement la «bosse» du financement de la défense. Sachant que financièrement, le plus dur est à venir: pour tenir l’objectif présidentiel, le budget défense devra passer de 34,2 milliards d’euros en 2018 à 50 milliards en 2025. Soit une hausse annuelle moyenne de 2,4 milliards d’euros... sans gels, surgels et coupes claires pour les menacer.
Challenges